Stratégie nationale bas-carbone: le Conseil d’État demande au gouvernement de l’appliquer intégralement

Par Jean-Charles Savignac

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Tout en conférant une notoriété certaine à la commune de Grande Synthe (département du Nord), le contentieux de la lutte contre l’inaction climatique a donné lieu à des évolutions intéressantes dont il importe de rappeler l’origine.

Tout en conférant une notoriété certaine à la commune de Grande Synthe (département du Nord), le contentieux de la lutte contre l’inaction climatique a donné lieu à des évolutions intéressantes dont il importe de rappeler l’origine.

On doit à la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 de transition énergétique pour la croissance verte1, une stratégie nationale bas-carbone qui constitue la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique. Des orientations ont été fixées pour mettre en œuvre, dans tous les secteurs d’activité, une transition vers une économie « bas-carbone », circulaire et durable.

Conclu la même année, l'Accord de Paris est un traité international juridiquement contraignant sur les changements climatiques, adopté au terme de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques. Le Conseil européen, de son côté, a confirmé le 12 décembre 2019 l'objectif d'une Union européenne climatiquement neutre d'ici 2050, conformément aux objectifs de l'Accord de Paris, approuvé par le Parlement européen en mars 2019.

Au plan national, programmant une réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’en 2050, la loi de 2015 avait fixé un échéancier aboutissant à une neutralité carbone à cet horizon par la réduction progressive de « l’empreinte carbone » de la consommation des Français 2. Les décideurs publics - au niveau national comme territorial - sont tenus de la prendre en compte : l’article 2 de la loi 2015-992 dispose notamment que « Les politiques nationales et territoriales, économiques, de recherche et d'innovation, d'éducation et de formation initiale et continue contribuent à ce nouveau mode de développement par les dispositifs réglementaires, financiers et fiscaux, incitatifs et contractuels que mettent en place l'État et les collectivités territoriales ».

Trois décisions successives du Conseil d’État dont la dernière est intervenue voici quelques semaines tendent à donner une portée concrète aux dispositions législatives qui auraient pu n’être que de simples recommandations sans effet précis.

La commune de Grande-Synthe à l’origine d’un contentieux à étapes

À la demande de la commune de Grande-Synthe (membre de la Communauté urbaine de Dunkerque), le Conseil d'État a d’abord statué en 2020 sur des recours contre les refus implicites du Président de la République, du Premier ministre et du ministre chargé de l'environnement de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national, de manière à respecter les obligations consenties par la France, voire à aller au-delà3.

● La recevabilité de la requête a été admise. La commune a pu faire valoir une exposition particulière, à moyenne échéance, à des risques accrus et élevés de phénomènes météorologiques et géologiques induits par le réchauffement climatique. Commune littorale, avec une partie de son territoire sous le niveau de la mer, donc présentant un risque réel de submersion marine liée au réchauffement climatique, elle a été considérée comme justifiant un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation des refus attaqués (les juges ont en revanche écarté la demande du maire agissant à titre personnel). Ont aussi été considérées comme justifiant d’un intérêt à intervenir les villes de Paris et de Grenoble situées dans des zones relevant d'un indice d'exposition aux risques climatiques qualifié de très fort.

Sur le fond, la même décision a délimité le champ contentieux admissible. Elle rejette d’abord les conclusions tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des refus implicites de prendre toute mesure d'initiative réglementaire tendant à " rendre obligatoire la priorité climatique " et de mettre en œuvre des mesures d'adaptation immédiate au changement climatique.

Constatant qu’il ne pouvait être statué sur les conclusions de la requête tendant à l'annulation du refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national en l'état du dossier, ce dernier ne faisant notamment pas ressortir les éléments et motifs permettant d'établir la compatibilité du refus opposé avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre telle qu'elle résulte du décret du 21 avril 2020 permettant d'atteindre l'objectif de réduction du niveau des émissions de gaz à effet de serre produites par la France, le Conseil ordonne un supplément d'instruction tendant à la production de ces éléments.

● Dans une nouvelle décision du 1er juillet 2021, le Conseil d’État tire les conséquences de ce supplément d'instruction 4 et annule le refus implicite de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national telle que fixée par l'article L. 100-4 du code de l'énergie et par l'annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018.

Il est enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir cette courbe avant le 31 mars 2022. En défense, l’État avait rappelé les différentes mesures prévues par le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique alors en cours de discussion au Parlement, ainsi que les mesures règlementaires devant ensuite être prises, en estimant qu'elles permettraient d'atteindre une diminution des émissions de l'ordre de 38 % en 2030. Toutefois, il avait été admis que, sur la base des seules mesures déjà en vigueur, l'objectif de diminution de 40 % des émissions de gaz à effet de serre fixé pour 2030 pourrait ne pas être atteint.

Les requérants, constatant que les mesures permettant d’assurer l’exécution complète de cette décision n’avaient pas été prises, ont saisi le Conseil d’État, de trois demandes tendant au prononcé d’une astreinte. Le 4 mai 2022, le ministère de la Transition écologique a publié, par communiqué, un résumé du mémoire déposé devant le Conseil d’État dans le cadre de ce contentieux. Après examen par la section du rapport et des études, sa présidente a transmis ces demandes d’exécution au président de la section du contentieux lequel a ouvert une procédure juridictionnelle d’exécution qui vient de donner lieu le 10 mai 2023 à une nouvelle décision n° 467982 5.

Le Conseil d’État attend du gouvernement des mesures supplémentaires de réduction des émissions

Pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de - 40% par rapport aux niveaux de 1990, le Gouvernement a adopté une trajectoire de diminution de ces émissions étalée sur quatre périodes dénommées « budgets carbone » assortis d’objectifs de baisse des émissions). La décision du Conseil d’Etat du 10 mai 2023 détaille trois constats.

Le probable respect des objectifs de baisse des émissions pour 2019-2023

Si les données 2021 et 2022 sont confirmées, les chiffres publiés par le centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (CITEPA) permettent d’estimer que les objectifs 2019-2023, correspondant à une diminution moyenne des émissions de 1,9 % par an, semblent en voie d’être respectés. Le Conseil relève toutefois que les baisses des émissions annuelles sont contrastées (- 1,9 % en 2019, puis - 9,6 % en 2020). D’autre part, les données provisoires font apparaître une reprise de la hausse des émissions en 2021 (+ 6,4 %) avant de redescendre à nouveau en 2022 (- 2,5 %).

La réduction des émissions à partir de 2024 et la possibilité d’atteindre l’objectif fixé pour 2030 sont très incertaines.

La décision rappelle les mesures prises depuis le 1e juillet 2021, avec le budget correspondant notamment pour financer la transition écologique et énergétique. Toutefois, le Conseil d’Etat relève que le Haut Conseil pour le Climat (HCC), dans un rapport de 2022, estime qu’il existe un risque avéré que l’objectif de réduction pour 2030 ne soit pas tenu : sur les 25 orientations de la stratégie de baisse des émissions, seules 6 ont bénéficié de mesures en adéquation avec la trajectoire de réduction fixée alors que 4 auraient fait l’objet de mesures aux effets contraires (en particulier dans le secteur des transports, du bâtiment, de l’agriculture et de l’énergie). Pour le Haut Conseil, il existe des risques majeurs que les objectifs fixés pour 2030 ne soient pas tenus. Or, la trajectoire de baisse des émissions prévoit une accélération des baisses d’émissions qui doivent atteindre - 3,2 % par an à partir de 2024.

Le maintien d’exigences fortes à l’égard du Gouvernement

Compte tenu de la nécessité d’accélérer la réduction des émissions dès 2024 et dans la perspective des nouveaux objectifs adoptés par l’Union européenne pour 2030 (- 55 % par rapport aux niveaux de 1990), le Conseil d'État considère que les mesures prises à ce jour ne permettent pas de garantir, de façon suffisamment crédible, que la trajectoire de réduction des émissions adoptée par le Gouvernement pourra être atteinte, notamment l’objectif de réduction de 40% des émissions qui était en vigueur à la date de la décision du Conseil d’Etat du 1er juillet 2021.

Le bilan de la situation actualisée conduit ce dernier à estimer que sa précédente décision ne peut être regardée comme ayant été exécutée. De ce fait, une nouvelle injonction est adressée au gouvernement, en lui demandant de prendre, d’ici au 31 juin 2024 toutes les mesures supplémentaires nécessaires pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de - 40 % en 2030.

S’il n’assortit pas son injonction d’une astreinte, le Conseil d’État demande à la Première ministre de produire avant le 31 décembre 2023 dans un premier temps, puis au plus tard le 30 juin 2024, tous les éléments justifiants à la fois qu’il a pris ces mesures et qu’elles sont de nature à permettre de respecter cet objectif.

En écartant les aspects des demandes touchant aux rapports entre le Parlement et le Gouvernement et échappant à la compétence de la juridiction administrative, ce contentieux encore à dénouer met en évidence le souci du juge administratif de ne pas se laisser entraîner sur le terrain du législateur ou du pouvoir exécutif, tout en exerçant pleinement ses compétences juridictionnelles, quitte à les adapter au contexte nouveau du changement climatique.

1Son chapitre III traite de la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de polluants atmosphériques (art. 44 à 63).

2 Révisée en 2018-2019, une nouvelle version de la stratégie comporte des budgets carbone arrêtés par décret le 21 avril 2020.

3 Conseil d'État, 6e – 5e chambres réunies, 19/11/2020, 427301, publié au recueil Lebon.

4 Conseil d'État, 6e – 5e chambres réunies, 01/07/2021, 427301, publié au recueil Lebon.

5 Conseil d'État, 6e – 5e chambres réunies, 10/05/2023, 467982, Publié au recueil Lebon